Innover dans le service public : changer les pratiques, transformer la culture

19 avril 2023 par Coraline Gillard

Pour les administrations publiques, comme pour toute organisation privée, la transformation numérique demeure un défi majeur. Les managers et manageuses de cette dernière sont amené(e)s à piloter le changement et à encourager l’innovation tout en navigant les cultures et pratiques qui sont propres au service public.

Dans ce contexte, le programme Entrepreneur(e)s d’intérêt général a pour mission d’accompagner les professionnels du numérique dans la création de services pour les administrations. Les équipes sont constituées des talents du numérique, développeurs et développeuses, designers, expert(e)s de la donnée, ainsi que de managers publics – des porteurs et porteuses de projet – qui canalisent leur expertise métier et leur connaissance du contexte politique vers une création de valeur à travers des services innovants. Les sponsors, managers et manageuses plus séniors, épaulent également ces équipes en apportant leur vision globale et un soutien de haut niveau. Avec un objectif, celui d’encourager l’intelligence collective et le partage de bonnes pratiques au sein des administrations, nous avons réuni ces porteurs, porteuses et sponsors lors d’un séminaire sur la transformation numérique en mars 2023.

Ont été accueillies, à cette occasion, quatre personnalités du service public autour d’une table ronde qu’a animée Jakub Voznica, coach en science de la donnée. Hélène Bégon, adjointe à l’Ecolab et auteure de La transformation numérique des administrations, Alexandra Grout, cheffe adjointe de département à Police nationale, Mohammed Adnène Trojette, conseiller à la Cour des comptes, précédemment conseiller numérique à l’Elysée et Stéphanie Combes, directrice du Health Data Hub.

A l’ordre du jour, des enjeux cruciaux de la gestion de projets d’innovation. Comment concilier la culture administrative et les nouvelles méthodes de travail du secteur technologique ? Comment mieux briser les silos entre la décision et l’opération, entre les spécialistes métier et les talents du numérique ? Quels conseils pour assurer la pérennisation des services publics ? Retour sur cinq conseils de managers du service public dont l’expérience en matière de transformation numérique n’est plus à prouver.

La co-construction n’est qu’une étape de l’adoption du produit

Au-delà du diagnostic initial, établi au travers d’entretiens et de recherches, l’approche exploratoire et empirique veille à conserver les utilisateurs et les utilisatrices au cœur de l’innovation tout au long du développement produit. Elles et ils ne recommanderont jamais votre service sans en avoir d’abord pleinement éprouvé la valeur !

Peut-être avez-vous déjà entendu parler des courbes d’adoption, ces courbes gaussiennes qui supposent un pourcentage minimum d’utilisateurs et d’utilisatrices pour faire basculer une majorité parfois récalcitrante :

Pour que de nouveaux publics bénéficient de votre service, il ne suffit pas de sonder de premiers utilisateurs et utilisatrices : il importe de s’appuyer sur elles et eux pour co-construire, faire de cette innovation la leur. Ce seront demain les meilleur(e)s avocat(e)s de la solution que vous proposez. Ultimement, il s’agit d’utiliser leurs réseaux pour propager le service ou le produit qu’elles et ils contribuent à co-développer – dans toute leur diversité.

Propager la culture d’innovation au sein des organisations pour mieux les transformer

On entend beaucoup parler de disruption, d’innovation de rupture. Mais innover, est-ce nécessairement diviser ? Pas forcément d’après nos expert(e)s invité(e)s, à condition de faire l’effort d’embarquer les équipes dans la culture numérique qui porte le projet. Pour éviter qu’une rupture se crée entre les professionnel(le)s du numérique qui travaillent sur un projet d’innovation et le reste des équipes métier, il est crucial de faire converger l’ensemble des parties prenantes vers une même culture de travail. Les postures de sachant(e)s ne sont pas encouragées !

« Ce qu’il y a de nouveau, c’est de développer l’intraprenariat, la posture qu’on leur demande, d’agilité et d’impact » - Stéphanie Combes

Par conséquent, un respect des priorités préexistantes de l’organisation est utile : pour pérenniser une innovation, il faut « sortir de l’innovation de garage » et se réinscrire dans l’organisation naturelle de la structure, la normaliser : les nouvelles pratiques éprouvées sont intégrées à l’ADN de l’organisation, si bien que de nouveaux projets en bénéficieront naturellement.

« On a réussi à pérenniser notre plateforme en embarquant notre équipe informatique, qui au démarrage n’était pas forcément enjouée. On a dû s’approprier l’outil. » - Stéphanie Combes

Embarquer sa hiérarchie, pour faciliter l’adhésion et libérer la coopération

Voici un scénario qui n’est pas étranger au programme Entrepreneur(e)s d’intérêt général : la ou le professionnel(le) du numérique arrive dans une administration, des bouleversements s’en suivent. L’EIG n’a pas toujours les codes du service public, elle ou il remet en question les solutions envisagées, propose d’autres approches entrepreneuriales. Comment, alors ne pas donner à sa hiérarchie l’impression de se faire brusquer ? Au-delà de l’appui stratégique d’un(e) sponsor de haut niveau, condition sine qua non à l’existence d’un défi EIG, là aussi il faut la ou le maintenir impliqué(e), en toute confiance et transparence.

Obtenir pour le projet une gouvernance forte implique de montrer à sa hiérarchie ce qui est fait, et comment on le fait. « Faites des retours d’expérience car votre métier d’intrapreneur(e), d’entrepreneur(e) du numérique non informaticien(ne), est finalement très récent et surtout se répand sans que les formations existent vraiment ! », conseille Hélène Bégon, il est essentiel de faire reconnaître son expertise et de la partager avec pédagogie et modestie. L’espace de liberté nécessaire aux équipes du projet pour innover n’empêche pas d’associer personnellement la ou le sponsor, de l’informer des décisions prises par les expert(e)s, de lui montrer des preuves du terrain et de lui partager des hypothèses provisoires – quitte à les revisiter par la suite.

« Accompagner nos directions métier pour sécuriser notre projet le plus possible » - Alexandra Grout

Pérenniser le projet en pérennisant les équipes

Certaines décisions doivent être cherchées rapidement par le porteur ou la porteuse auprès de sa ou son sponsor. En matière de budget comme de supports de postes, il s’agit d’anticiper les appuis en début de projet qui seront clés pour une future pérennisation. Le sujet des supports de poste sous plafond d’emploi, ainsi, a été particulièrement évoqué par Mohammed Adnène Trojette, qui conseille de l’envisager aussitôt qu’un budget initial est obtenu. Repérer les équipes et les convaincre de rester est une manière de maintenir le projet en condition d’exister, mais aussi de grandir.

Pour limiter les départs et, partants, les risques, il s’agit en amont de prendre conscience des contraintes naturelles de l’administration : faire marcher les sponsors, jouer avec les « équivalents temps plein » (ETP) avant que le projet devienne assez mature pour négocier de nouveaux supports de poste et, surtout, pour légitimer son équipe auprès de l’écosystème. Tous les moyens sont bons pour convaincre, y compris la recherche d’aides financières et opérationnelles, proposées par exemple par la DINUM et la DITP.

« Le plus difficile est de gérer ce délai incompressible pour avoir des résultats suffisamment convaincants pour que le décideur choisisse de donner un poste supplémentaire » - Stéphanie Combes

La décision finale, enfin, revient aux équipes elles-mêmes. Prenez-en soin ! L’innovation rapide et la recherche d’impact entrent parfois en tension avec la vision à long-terme d’un produit qui se veut ambitieux et évolutif. Il faut aussi s’atteler à éviter l’épuisement des équipes en mixant les compétences et en s’assurant d’une répartition correcte du temps de travail. Tout(e) expert(e) ne fait pas spontanément un(e) bon(ne) chef(fe) de produit: les formations initiales et continues sont indispensables !

On n’apprend pas de ses erreurs sans transparence et modestie

L’innovation ne s’interdit ni le risque ni l’échec. Mais cette idée n’est sans doute pas à crier sur tous les toits : elle peut, à juste titre, inquiéter si elle n’est pas bien comprise. Il importe d’expliquer que le droit à l’erreur que toute démarche d’innovation doit s’accorder n’est pas un blanc-seing au gaspillage. Au contraire, il s’agit d’expérimenter, d’apprendre et, parfois, d’échouer rapidement, pour être en mesurer de réorienter vite, afin de maîtriser les coûts engagés et la création de valeur.

Où avons-nous échoué ? Pourquoi ? Quels enseignements devons-nous en tirer ? Nos managers de l’innovation se confient : une direction pas encore suffisamment avancée dans sa transformation numérique, des EIG pas assez bien intégré(e)s à leur environnement, des objectifs qui n’ont pas été stabilisés en amont, ou encore une sous-estimation des enjeux juridiques. Innovons aussi dans nos erreurs : nous avons le droit de nous tromper, mais aussi le devoir de ne pas reproduire les mêmes erreurs. A vous d’analyser votre environnement et l’écosystème de l’administration, nous disent-ils/elles !

Les ressources sont nombreuses et vous-même en faites partie. Après tout, comme le souligne Hélène Bégon, « Il faut toujours garder une part de plaisir dans le travail qu’on fait ».

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